La psychanalyste de Mazone témoigne
Parmi les familles accompagnées par Mazone, 60% de femmes gèrent seules leur cellule familiale. Un nombre considérable d’entre elles ont subi des violences, morales, verbales, physiques, voire d’ordre sexuel. Certaines femmes ont également eu le courage de quitter un mari violent avec leurs enfants, voire incestueux. Elles quittent alors des situations dramatiques lorsqu’elles sentent qu’elles ne mettront pas en péril total la vie de leurs enfants, lorsqu’elles pourront a minima leur donner un toit et à manger. Chez Mazone, elles reçoivent une aide alimentaire ainsi qu’un soutien psychologique afin de trouver la voie de la reconstruction. Nous avons demandé à la psychologue psychanalyste qui les accompagne de témoigner de ces situations, de nous exprimer la manière dont elle parvient avec un travail d’une complexité sans équivalent à les faire peu à peu reprendre estime de soi, et de nous conseiller à nous, membres donateurs et bénévoles de la famille Mazone, sur ce qu’il est possible de faire en cas de doute. Ne taisez rien ! Si vous avez le moindre doute sur une situation familiale, parlez-en à des personnes compétentes pour éviter que des familles ne se murent derrière l’inintelligible et l’indicible.
Les violences et les abus au sein de la communauté juive
UNE VERITE DIFFICILE A ENTENDRE
L’inceste, la pédophilie, les abus sexuels et les violences conjugales existent au sein de notre communauté, comme ailleurs et dans tous les milieux sociaux.
L’inceste est formellement proscrit dans toutes les sociétés et pourtant il existe. Les pulsions malsaines font partie de la structure humaine. Il y a cependant des voies qui permettent de les contrer, de les transformer :
En premier lieu, ou dès le plus jeune âge, apprendre à nos enfants à respecter les interdits et les lois ; en somme mettre des limites, apprendre à supporter la frustration. L’enfant en a absolument besoin et cela dès la petite enfance. Notre histoire intime, notre passé, nos manques, nos traumatismes peuvent parfois venir entraver nos capacités à être parents et la naissance d’un enfant vient réveiller notre passé, nos douleurs profondes. Il ne s’agit pas de se culpabiliser mais d’être responsable et conscient de nos fragilités et de se faire aider si nécessaire sans culpabilité ni honte. Un thérapeute ne juge pas, il est là pour aider à comprendre certains mécanismes toxiques ou invalidants. Il s’agit de défaire les nœuds qui nous empêchent de vivre sereinement. Il s’agit aussi de se respecter et de respecter les autres. En somme d’être responsable de ses actes.
CERTAINES FAMILLES PEUVENT FAVORISER L’INCESTE
Dans les familles où l’interdit de l’inceste n’est pas respecté j’ai pu observer des points communs, notamment la confusion des places, ce qui aboutit à un déni de la différence entre soi et l’enfant et un meurtre de l’identité de l’enfant. L’adulte ne va pas supporter la séparation d’avec l’enfant et entretenir un fantasme de prolongement de soi en mettant le psychisme et le corps de son enfant à son service. Le parent n’attend de l’enfant, uniquement qu’il réponde à ses seuls manques.
Bien qu’il existe une grande hétérogénéité de profils de parents incestueux, des traits communs sont manifestes : une grande immaturité du parent dans sa vie relationnelle et un faible attachement à ses figures parentales depuis son enfance. Le couple est souvent dysfonctionnel ; la mère complice, qui se refuse souvent, pousse l’enfant dans le lit du père, cela de manière consciente ou pas.
Une de mes patientes a subi le viol répété d’un membre proche de sa famille entre l’âge de 6 ans et 17 ans, moment où l’agresseur a quitté la ville pour aller vivre en Israël. Encore aujourd’hui la patiente, âgée de 35 ans, reste traumatisée et supporte difficilement les relations intimes avec son époux. L’inceste reste un sujet caché, et quand une victime décide d’en parler on lui répond : » (je cite ma patiente) ...Tu dis n’importe quoi, c’est impossible ! » ou encore : » T’es folle, arrête de délirer… ». Il y a aussi les promesses du silence exigées par l’agresseur, la peur des représailles, d’être rejetée.
LES CONSÉQUENCES PEUVENT ÊTRE DÉSASTREUSES
Troubles dépressifs, troubles anxieux, troubles des conduites alimentaires, perturbations de la sexualité. Je me souviens d’une jeune fille abusée par son père, qui est entrée dans la prostitution avec une perte d’estime de soi considérable. Ou encore d’une adolescente de 17 ans, fille de dirigeant communautaire estimé sur la place de Paris, qui subissait de façon indirecte les pulsions malsaines de son père avec la complicité de la mère, qui a pu me dire que : « C’est trop difficile de partir ! J’ai honte et je ne souhaite pas que nous perdions notre réputation. «
Cet homme entretenait régulièrement des relations inappropriées avec des jeunes garçons, dans la maison familiale. Cette jeune fille m’avait été adressée par un chirurgien esthétique que la patiente était allée consulter à plusieurs reprises. Le chirurgien me fit part de son inquiétude car ses demandes se diversifiaient et ne présentaient aucune justification pour le médecin. Au cours des premières séances avec la jeune patiente, rien n’était révélé ; il fallut être patiente et créer un climat de confiance pour qu’enfin arrivent les mots pour dire l’effroi dans lequel elle se trouvait.
LES VIOLENCES CONJUGALES
Une autre patiente est venue me consulter ; cette femme, mère de famille se trouve en grande difficulté financière et psychologique. Elle est aujourd’hui en instance de divorce après des allers et retours prolongés. Son mari est violent aussi bien physiquement que moralement. Il existe un manque de communication, son mari ne se confie jamais, ils ne partageaient pas d’activités communes. L’absence de dialogue semble essentiellement dûe au refus de parler de son mari. Lasse de chercher le contact avec un conjoint muet, la patiente se tait et subit des violences sans rien dire. On peut se demander pourquoi cette femme est restée aussi longtemps dans ce climat de violence ? Il y a plusieurs facteurs ; au début de nos séances, elle refusait de reconnaître qu’elle était maltraitée. Il y a eu aussi l’isolement social, elle n’avait plus aucun contact avec sa famille ou ses amies car elle avait honte et son entourage familial n’était pas empathique. Cet isolement a rendu cette femme totalement dépendante de son mari : » J’étais à la maison avec les enfants et mon mari s’absentait régulièrement, j’étais seule à tout faire, et quand il rentrait il fallait que je sois à sa disposition…… Et puis quand je recevais des insultes et des coups parce que sa chemise était mal repassée, j’avais des traces sur le visage, alors il fermait la porte à clef, je n’avais pas le droit de sortir, pour qu’on ne me voit pas avec les bleus au visage. » Cette femme éprouvait de la peur, de la honte. Son mari a une emprise totale sur sa femme et ces sentiments renforcent » la femme battue » dans la dévalorisation de sa personne et dans son incapacité à réagir. C’est la culpabilité et la peur aussi qui la retiennent de partir. Cette culpabilité est engendrée en grande partie par l’habitude de son mari qui la rend responsable de la violence. Cette femme se sent aussi coupable de pouvoir provoquer, par son départ, l’éclatement de la famille.
Cette femme est sous tension jusqu’à la paralysie totale parfois. En fait, la violence peut surgir à n’importe quel moment, pour n’importe quel prétexte. La violence reste cachée et secrète. Ce secret est lié à la honte d’un tel fonctionnement.
LES RACINES DE CETTE VIOLENCE DANS L’INTIME DU COUPLE ?
La plupart des femmes que j’ai pu entendre et qui subissent la violence conjugale, ont grandi dans un climat familial violent ou encore en carence affective pendant l’enfance (des parents absents ou peu sécurisants au niveau du soin et de l’affect, certaines d’entre elles ont même dû être placées), elles manquent de confiance en elles ou doutent du fait qu’elles puissent être aimables. En réalité les déterminants à l’œuvre sont complexes et ne sauraient être réduits à une cause unique. Il s’agit d’un phénomène complexe et multi causal. La violence conjugale et les abus sexuels au sein de la famille sont un phénomène de société qui touche toutes les catégories sociales et les cultures. Dans la communauté juive, s’ajoute le fait que la honte est plus prégnante et que la famille a une valeur sacrée. Les mères juives doivent travailler leur capacité à se séparer de leur enfant. L’origine réelle des violences est souvent confondue avec les facteurs qui y sont associés tels que le manque de communication ou bien l’affrontement de deux caractères. Bien que ces facteurs puissent favoriser l’expression de la violence, l’abus trouve sa véritable source dans les rapports de domination et d’inégalité entre les deux sexes. Une femme fragile et vulnérable sera une proie facile pour un prédateur violent, car il sait et sent que sa partenaire n’a pas l’estime suffisante d’elle-même.
COMMENT ROMPRE AVEC LA VIOLENCE ET LES ABUS ? COMMENT SE TRAITER ?
Mettre fin à une relation caractérisée par la violence n’est pas facile, les femmes restent souvent dans la même situation pendant des années. Généralement elles sont parties à plusieurs reprises de leur foyer avant de rompre définitivement. La séparation exige des femmes une véritable préparation tant sur le plan psychologique que matériel.
Personne ne peut soigner ou guérir une guerre, un abus sexuel, un viol, une agression, ni aucune autre atrocité ; les horreurs du passé ne peuvent être annulées. Ce que l’on peut traiter, ce sont les traces que le traumatisme laisse sur le corps, l’esprit et l’âme : la peur de perdre son sang-froid ; la vigilance constante par crainte d’un danger ou d’un rejet ; la haine de soi et l’incapacité à ouvrir tout son cœur à une autre personne. Le traumatisme prive du sentiment d’être maître de soi – quand on veut le surmonter, la difficulté consiste à reprendre possession de son corps et de son esprit – de son moi. Cela suppose de trouver un moyen de se calmer, d’apprendre à garder son calme face à des images, des pensées, des sons ou des sensations qui rappellent le passé. Arriver à être pleinement vivant dans le présent. Il faut savoir qu’un traumatisme sexuel par exemple, ne se ramène pas seulement à l’histoire d’un événement passé. Les émotions qui se sont imprimées quand on a subi l’agression sont vécues, non comme des souvenirs, mais comme des sensations perturbatrices dans le présent. Pour reprendre le contrôle de son moi, il faut revenir sur le traumatisme : tôt ou tard, on doit s’y confronter, mais seulement quand on se sent assez en sécurité pour ne pas s’exposer à un nouveau choc. Il faut donc commencer par trouver des moyens de supporter d’être bouleversé par les émotions liées au passé. Comprendre son histoire ne suffira pas. On peut comprendre d’où viennent nos sentiments comme l’illustre cette patiente : « J’ai peur quand je m’approche d’un homme car mon père m’a violé ». Mais on ne peut pas supprimer nos émotions, les sensations ou les pensées, comme se croire ignoble ou pas aimable, même si on sait rationnellement qu’on n’est pas responsable d’avoir été violé. En somme, comprendre pourquoi on éprouve un sentiment ne change pas ce que l’on ressent. Cela peut, toutefois, empêcher de céder à des réactions extrêmes ; agresser une personne qui nous rappelle notre violeur ; rompre avec son mari au premier désaccord. Il faut savoir cependant, que plus on est épuisé, plus les émotions prennent le pas. C’est le cas fréquent de femmes victimes de violences conjugales. Elles s’épuisent sous l’emprise de leur persécuteur et n’arrivent même plus à penser ni à partir. Quand on est dans un état de dépendance, on dépasse son seuil de tolérance. On devient alors réactif et désorganisé ; nos filtres cessent de marcher, les sons et les lumières nous perturbent, des images indésirables du passé surgissent dans notre esprit, on panique. Ainsi souvent les femmes, agressées ou maltraitées en permanence, piquent des crises et leurs maris viennent à dire : « Voyez, elle est folle ! »
Si l’on veut changer les réactions il faut réparer les systèmes d’alarmes défectueux : l’entourage devra offrir une présence calme, rassurante et sécurisante. On devra prendre conscience de son expérience intérieure et pactiser peu à peu avec elle.
CONCLUSION
Aujourd’hui il n’est plus possible de garder le silence ; des femmes, des enfants et adolescents subissent la perversion de l’adulte qui vit en toute impunité, cela par peur de parler ou peur des représailles. C’est un vrai scandale qu’il faut faire éclater au grand jour, au sein de notre communauté qui n’est pas épargnée. Quand un homme qui représente la loi et qui a du pouvoir au sein d’une communauté, exerce toutes formes de violences malsaines ou d’abus sexuels, il devrait être sanctionné, condamné. Il s’agit bien d’un abus de pouvoir sur des personnes fragiles et vulnérables. Ce qui est observable ici, c’est que ni les lois, ni la religion ne sont une barrière aux abus et à la violence, et qu’il faut être attentif et bienveillant pour accueillir la parole de ces personnes abusées et traumatisées. Ne pas juger, ni donner de conseils, mais permettre à la personne d’être suffisamment sécurisée pour s’autoriser à parler et se défaire de ses liens toxiques. Se sentir sécurisé implique de ne pas être dans la dépendance psychologique ou financière. C’est ainsi que j’insiste auprès de nos généreux donateurs et bénévoles de prendre conscience de ce phénomène et que le temps et l’argent qu’ils y déploient permettent à une femme de nourrir ses enfants, ou encore aller consulter un thérapeute, un médecin. Notre action met tout en œuvre pour ces personnes fragiles et vulnérables : des colis alimentaires, une écoute attentive, des vêtements, et même un accès au logement quand cela est possible. Je dis « possible » car pour obtenir un logement aujourd’hui, même avec des associations juives, il faut avoir un minimum de revenus. Pour tout cela nous avons besoin d’argent mais aussi de solidarité et la possibilité de former des femmes sans emploi, de les aider à trouver du travail, à être dignes et ne plus subir l’abject.
Je tiens à remercier vivement tous les bénévoles et donateurs, les patients sont très reconnaissants et ne cessent de me dire combien il est réconfortant d’avoir des personnes qui viennent les voir et leur apporter de quoi nourrir leurs enfants.
La violence des faits que je viens d’énoncer, demande beaucoup de temps et de courage pour sortir de tels traumatismes. Mais ce n’est pas impossible, si la parole est libre et que la solidarité demeure.
Pour conclure je dirai qu’il faut croire à la parole de celle ou celui qui subit de la violence, l’entendre et lui dire que c’est inacceptable !
Avec l’aide de D’ nous saurons faire face à l’inacceptable et aider ceux qui en ont besoin, sans retenue ni doute par rapport à leurs douleurs et souffrances. Que D’ puisse nous donner la force de poursuivre notre mission dans la joie et la générosité. Amen !
Merci à tous et en particulier comme je l’ai dit, aux bénévoles, aux donateurs et à toute l’équipe de Mazone. Une pensée particulière pour Sarah, celle qui est toujours présente pour les autres avec une écoute hors du commun.
Rebecca Lustman, psychanalyste